Entre mémoire réelle et mémoire légendaire
Dans la mémoire collective, s’ajoutent à l’ histoire des interprétations qui échappent à la réalité des faits. Elles contribuent à nourrir une perception du territoire qui s’adapte à la légende et au mythe.
Si les reliefs intermédiaires entre Roussillon et Cerdagne étaient ponctués de fortifications parfois sommaires, signes de la proximité d’une frontière vulnérable devant être protégée, le massif du Canigó jouissait d’une tout autre protection : celle de sa légende, qui en avait fait un lieu maudit, un désert inabordable, en prise à des phénomènes extraordinaires. Il était, pour l’étranger, impossible à traverser, comme en témoigne, en 1834, le voyageur-géographe Vincent de Chaussenque. Une légende raconte que Pierre III d’Aragon s’est lancé seul au sommet du Canigó pour y vaincre le dragon. Cet acte héroïque participa à la construction de l’image d’un souverain courageux et libérateur qui rappelle la légende hagiographique du combat de Georges et du dragon. Les fées ou autres créatures étaient localisées dans les étangs comme l’Étang Noir (Gorg Nègre) à Évol, ainsi nommé en raison de sa profondeur insondable devant probablement conduire aux enfers. Le lac de la Carença est rempli de truites ensorcelées, sorte de sorcières métamorphosées.
Le Roc de les Creus près de Nohèdes, marqué d’une croix, était interprété comme la trace de sorcières vivant sur le territoire. Les mégalithes, dolmens, roches gravées, symboles de culte à la divinité féminine de la Terre étaient, dans la culture populaire, le signe de la présence d’ une puissance supérieure. Au Roc de Salimans, sur la commune de Nohèdes, comme au mas Sahillà, situé à 700 m d’altitude sur la commune de Finestret, les bergers et autres rapportaient qu’étaient conservés des anneaux, devenus dans la culture populaire, ceux maintenant l’ Arche de Noé pendant le Déluge. C’est en montagne que ces lieux, isolés, escarpés, où se manifestent ces légendes, sont identifiés.
Au début du XXe siècle, Horace Chauvet a fait des légendes du Canigó, et du Roussillon en général, les dernières traces d’un paganisme caché derrière le vocabulaire chrétien. Les vestiges préhistoriques, wisigothiques sont christianisés. Les grottes, jusque-là abris des fées, des démons et des femmes-serpents, restent des allégories de la fécondité mais à travers le culte marial. S’ajoutent aux édifices de la nature ceux de la foi : des chapelles isolées montrent dans le paysage ce phénomène de substitution dont notamment Notre-Dame-de-Vie à Villefranche-de-Conflent et Sainte Marguerite-du-Pla-de-Vall-en-So à Conat. Ces croyances demeurent ambivalentes et ces lieux restent favorables à l’expression d’ un syncrétisme dont la pratique des goigs, litanies populaires sacrées, reste le meilleur exemple.